Par Dominique Muselet
Depuis le début du déconfinement, on voit revenir peu à peu sur les plateaux les élus du parti du président. Ils ne se bousculent pas. Peut-être n’ont-ils pas encore reçu les éléments de langage nécessaires pour faire face au renversement idéologique qu’a provoqué la pandémie. Et comme ils ne peuvent plus affirmer qu’on dépense trop d’argent pour la santé et les services publics, ils ne disent plus rien, ou alors, pour ne pas être en reste, ils renchérissent sur la nécessité de mieux rémunérer les soignants et, d’une manière générale, le petit personnel qui a fait tourner la France en leur absence.
Quelques-uns ont formé un groupe de « frondeurs » pour ne pas être assimilé au fiasco, ce qui a donné une nouvelle assurance aux députés Modem convaincus de pouvoir jouer désormais les faiseurs de rois. Les autres font profil bas, ce qui nous change de leur arrogance habituelle. Mais ils ne se sont pas convertis. Pour cela, il aurait déjà fallu qu’ils aient des convictions, or la plupart ne sont là que par opportunisme. Ils attendent simplement de voir dans quel sens le vent va tourner.
La politique de prédation coloniale, de désindustrialisation et de dérégulation des monopoles conduite depuis 40 ans par des dirigeants dont la seule patrie est le grand capital, a mené l’occident à la ruine. Ce fut une traversée du désert pour les peuples, mais une épopée fantastique pour les possédants qui ont sacrifié au Veau d’or, leur dieu barbare, tout ce et ceux qui leur tombaient sous la main, avec une jubilation orgiaque. Une épopée sanglante qui vient de se fracasser sur le mur de la pandémie. Mais ne vous en faîtes pas pour eux, ils ont mis de l’argent de côté.
Moïse, qui pourtant n’avait pas sacrifié au Veau d’or, n’a pas eu le droit d’entrer dans la Terre promise. Dieu a jugé qu’il fallait un nouveau chef aux Hébreux pour la conquête et il a désigné Josué, le second de Moïse, en lui disant pour le rassurer : « Nul ne tiendra devant toi, tant que tu vivras ».
Et si, nous aussi, nous étions à l’entrée de la Terre promise, prêts à traverser le Jourdain ? Mais qui sera notre chef ? Et d’abord nous en faut-il un ? Jérôme Rodriguez semble le penser : « Trouvez-vous un chef ! », intime-t-il aux Gilets Jaunes. Les Amérindiens, qui n’avaient pas souvent de chef en temps de paix, en élisaient un en temps de guerre. Si l’enfant-roi, que les médias des milliardaires ont porté au pouvoir en France, essaie, en ce moment, de se faire passer pour de Gaulle, c’est parce que, sans de Gaulle, la France ne serait pas ce qu’elle est, malgré les coups de boutoir des dirigeants corrompus qui lui ont succédé. Sans Gandhi ou Martin Luther King, il n’y aurait pas eu les grands mouvements de lutte non violente qu’on a connus, pour la libération de l’Inde ou contre l’apartheid aux Etats-Unis. Si, aujourd’hui, les Palestiniens avaient un chef du calibre de Arafat, leur sort serait certainement meilleur. Donc oui, à mon sens, il faut un chef, mais un chef qu’on peut révoquer quand le but est atteint. Comme Moïse, de Gaulle ou les chefs amérindiens. Car on le sait, le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument.
Avons-nous un chef de ce type ? Quelqu’un qui soit en mesure de rompre complètement avec l’ordre établi ? Quelqu’un qui ait une vision, une perspective, un idéal ? Quelqu’un qui ne fasse pas toujours plus de la même chose, mais qui soit capable de changer de niveau, de surprendre, de changer de cap ? Je ne sais pas. J’ai cru un instant en Mélenchon et la France insoumise, mais il a douché mes espoirs quand il a choisi Manon Aubry comme tête de liste aux Européennes et cessé de critiquer l’Union Européenne pour siphonner l’électorat socialiste. Il y a, malgré tout, quelques jeunes prometteurs autour de lui.
Mais peut-être ne sommes-nous pas encore descendus assez bas ? Peut-être que le danger n’est pas encore assez grand ou que les esprits ne sont pas mûrs… Quoi qu’il en soit, il ne faut pas perdre espoir car, comme l’a noté le poète Hölderlin, : « Là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve ».
Bien sûr, il y a des pays, comme en Algérie ou au Liban, où le peuple entier, enfin surtout sa composante masculine, est descendu dans la rue et a obtenu un changement de gouvernement. Mais sans projet alternatif, seules les têtes ont changé, et pas la politique. Non, il faut une grande idée, un grand projet de société, comme celui du Conseil national de la résistance par exemple, qui soit mis par une personne, ou un petit groupe déterminé, au service d’un peuple qui n’en peut plus de souffrir.
En attendant un alignement favorable des planètes, il faut profiter de l’avantage que nous donne la déconfiture du pouvoir libéral actuel pour, d’une part, renforcer son discrédit en dénonçant partout et sur tous les tons son incompétence, sa corruption, son arbitraire et son sadisme, et, d’autre part, peaufiner et promouvoir nos projets anti-capitalistes.
La pandémie a, en même temps, comme dirait notre vénéré président qu’il devient de plus en plus dangereux de critiquer, révélé les dysfonctionnements de notre administration, et précipité notre déclin. Notre déclin est sans doute irréversible, mais il est certainement possible de le ralentir ou de l’adoucir en prenant les bonnes mesures. Quant aux dysfonctionnements, ils sont, à mon avis, de trois ordres :
– D’abord, une technostructure bureaucratique parasitaire et incompétente qui non seulement se livre à une gabegie phénoménale d’argent public mais constitue un obstacle au bon fonctionnement des services qu’elle est censée organiser. On a vu comment, pendant la crise sanitaire, elle a privé les Français de masques, de tests, de lits d’hôpital et de médicaments.
– Ensuite un empilement de milliers de structures administratives, conseils, agences, sinécures, instances, nationales et supra-nationales, dont beaucoup ne servent à rien, un mille-feuille cent fois dénoncé mais toujours augmenté par un pouvoir qui espère peut-être ainsi remédier à ses défaillances, à moins qu’il ne veuille surtout placer ses amis. Rendez-vous compte que Macron a cru bon de créer un Conseil scientifique pour l’épauler pendant la pandémie, alors qu’il y a plusieurs agences de santé en France, dont c’est normalement le rôle !
– Enfin, un secteur privé dominé par des multinationales qui, en plus d’être largement exemptées d’impôts, absorbent énormément d’argent public à travers les marchés publics et parce que l’Etat libéral a pris l’habitude de compenser leurs pertes, depuis qu’elles sont soi-disant too big to fall.
Le coût exponentiel de tout cet échafaudage aussi inefficace qu’inique repose sur des travailleurs en voie d’appauvrissement, tant ils sont pressurés de toutes parts (employeurs, Etat et banques). Justement ceux-là même qui ont tenu le pays pendant que la technostructure et le gouvernement ne faisaient rien ou faisaient n’importe quoi.
Moins l’Etat protège, moins il est le garant de l’intérêt général, plus il se durcit, plus il devient oppressif. En France, il ne reste plus que deux services qui fonctionnent bien : la police et les impôts. Sans eux, le pouvoir est fini et, donc, il les entretient de son mieux. Tout le reste part en loques.
L’empire occidental, mené par les Etats-Unis, écrasé par sa bureaucratie et sa course à l’armement, est en fin de course, et la France ressemble de plus en plus à un Etat failli.
La pandémie nous a montré ce que c’est que de ne plus pouvoir compter sur les structures administratives et de devoir se débrouiller tout seul, dans un Etat dont la seule fonction est répressive. Cela m’a rappelé le Mexique. Et j’ai compris qu’il était temps de se tourner vers les pays émergents pour s’inspirer de leur mode de survie.
Navi Radjou, un ingénieur franco-indien basé aux États-Unis en a fait son fonds de commerce. « Avec ses coauteurs, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja, il a théorisé le principe Jugaad, ou l’art ingénieux du système D à l’œuvre dans les pays dits émergents, comme l’Inde. Pour lui, un environnement difficile nourrit la résilience. En sillonnant les petits villages de son pays natal, il a découvert comment les populations qui ont moins, se débrouillent pour faire avec, en plus rapide, plus simple, plus agile. Leur inventivité est sans limites. Pour faire plus avec moins, il faut respecter trois principes :
– Rester simple.
– Ne pas réinventer la roue, utiliser des énergies existantes.
– Penser et agir horizontalement. »
Il dit que ces « innovations frugales » se vendent de mieux en mieux aux Etats-Unis et en France, où les habitants n’ont plus les moyens de s’offrir les produits toujours plus complexes et plus coûteux qu’ils achetaient auparavant. Il décrit plusieurs inventions, dont une française :
« La start up française Compte Nickel est en train de révolutionner le secteur bancaire. Elle permet à des milliers de personnes d’entrer dans un commerce de quartier et d’activer en cinq minutes un service qui leur offre deux produits : un numéro de compte bancaire international et une carte de débit internationale. Les frais bancaires ne sont que de 20€/an … c’est ce que j’appelle la banque low-cost sans la banque. Et le plus étonnant, c’est que 75% des gens qui utilisent ce service appartiennent à la classe moyenne mais n’ont pas les moyens de payer des frais bancaires ».
Et oui, pendant que nous nous reposions sur nos lauriers, tout au long des dernières décennies, le monde a changé. Avec la pandémie, nos dernières illusions se sont envolées. Non, nous n’avons pas le meilleur système de santé du monde. Bien au contraire, l’Asie est en train de supplanter l’Occident dans tous les domaines, et notre niveau de vie et notre mode de fonctionnement se rapprochent inéluctablement de ceux des pays émergents.
Ce n’est pas obligatoirement une catastrophe. La pandémie nous a ouvert les yeux sur notre situation et c’est toujours mieux de voir la réalité en face. Elle a révélé des trésors d’entre aide, d’ingéniosité et de dévouement. Elle a montré la nocivité de la technostructure et du système capitaliste. Elle a prouvé que nous nous débrouillions très bien et même mieux tout seuls, un peu partout et notamment à l’hôpital.
Si nous parvenons à profiter du fait que la caste est déstabilisée par la crise sanitaire et les conséquences économiques et sociales de sa mauvaise gestion, pour nous doter d’un gouvernement capable d’atténuer l’impact de notre décadence, nous pourrons nous estimer heureux. Sinon, la misère et le chômage s’abattront sur nous sans ménagement. Les plus pauvres d’entre nous en seront les premières victimes, mais personne n’en sortira indemne, ne serait-ce que moralement.