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Par Patrice-Hans Perrier
Le « divin » Marquis de Sade, dans l’introduction des 120 journées de Sodome, véritable traité orgiaste de première, nous brosse un portrait peu reluisant d’un des quatre principaux protagonistes de son roman dantesque :
« Le duc de Blangis, maître à dix-huit ans d’une fortune déjà immense et qu’il a beaucoup accrue par ses maltôtes [anciens impôts levés extraordinairement en France] depuis, éprouva tous les inconvénients qui naissent en foule autour d’un jeune homme riche, en crédit, et qui n’a rien à se refuser : presque toujours dans un tel cas la mesure des forces devient celle des vices, et on se refuse d’autant moins qu’on a plus de facilités à se procurer tout.
Avec un esprit très noir et très méchant, elle [la nature] lui avait donné l’âme la plus scélérate et la plus dure, accompagnée des désordres dans les goûts et dans les caprices d’où naissait le libertinage effrayant auquel le duc était si singulièrement enclin. Né faux, dur, impérieux, barbare, égoïste, également prodigue pour ses plaisirs et avare quand il s’agissait d’être utile, menteur, gourmand, ivrogne, poltron, sodomite, incestueux, meurtrier, incendiaire, voleur, pas une seule vertu ne compensait autant de vices. Que dis-je? Non seulement il n’en révérait aucune, mais elles lui étaient toutes en horreur, et l’on lui entendait dire souvent qu’un homme, pour être véritablement heureux dans ce monde, devait non seulement se livrer à tous les vices, mais ne se permettre jamais une vertu, et qu’il n’était pas non seulement question de toujours mal faire, mais qu’il s’agissait même de ne jamais faire le bien. »
Tient ce descriptif nous fait penser à un jeune financier qui nous avait, naguère, invités à un cocktail sur le bord de sa piscine creusée sur les flancs du Mont-Royal, dans la cité-État de Westmount. Ce très beau et fort élégant argentier ressemblait à d’autres sinistres personnages que nous avions, déjà, croisés ailleurs dans la « bonne société ». Toujours avides de bien paraître et de se gaver de tous les plaisirs sur leur route, ces froids adonis méprisent la pauvreté et les qualités humaines les plus fondamentales. Ces tristes sires sont allergiques aux vertus christiques depuis toujours. Et, ils détestent le genre humain et tout ce qui pourrait s’apparenter de près ou de loin à une forme d’amour désintéressée. Ils pratiquent assidûment l’art de l’abjection, pour tout dire.
Qui plus est, les orgiastes se délectent de la misère humaine et se feront un devoir quasi religieux de pousser quelqu’un à se suicider, ce qui constitue un fait d’armes insurpassable à leurs yeux. Les orgiastes savourent la détresse humaine et s’en repaissent comme des vautours affamés. Voilà pourquoi leurs débauches libertines aboutissent, par voie de conséquence, dans la sphère chthonienne des sacrifices humains.
Le « divin Marquis » a développé l’art raffiné d’ausculter l’âme de ces vautours. Certains n’ont pas hésité à le comparer à un « théologien du mal ». Titre honorifique bien mérité.
Nous avons décidé, aujourd’hui, de rendre un hommage bien senti à ce forgeron de la littérature orgiaste. Pèlerins de la Quête mystique, nous avons souhaité prendre un temps d’arrêt afin de nous étendre sur le sujet du « viol de l’innocence », ce passage obligé de l’« autre côté du miroir ». Histoire d’enfin dresser la table pour un futur traité de l’amour sacral. Mais, pour comprendre l’ « Ars Magna », il nous faudra nous perdre, en chemin, dans les dédales de la débauche luciférienne qui demeure l’« Art sublime de l’abjection », doctrine au service des serviteurs du « contre-œuvre ». Ou « œuvre » contrefaite.
Ailleurs, toujours dans son introduction aux 120 journées de Sodome, le « divin Marquis » poursuit sa description de la personnalité du duc de Blangis :
« Il y a tout plein de gens, disait le duc, qui ne se portent au mal que quand leur passion les y porte; revenue de l’égarement, leur âme tranquille reprend paisiblement la route de la vertu, et passant ainsi leur vie de combats en erreurs et d’erreurs en remords, ils finissent sans qu’il puisse devenir possible de dire précisément quel rôle ils ont joué sur la terre. De tels êtres, continuait-il, doivent être malheureux: toujours flottants, toujours indécis, leur vie entière se passe à détester le matin ce qu’ils ont fait le soir. Bien sûrs de se repentir des plaisirs qu’ils goûtent, ils frémissent en se les permettant, de façon qu’ils deviennent tout à la fois et vertueux dans le crime et criminels dans la vertu. Mon caractère plus ferme, ajoutait notre héros, ne se démentira jamais ainsi. Je ne balance jamais dans mes choix, et comme je suis toujours certain de trouver le plaisir dans celui que je fais, jamais le repentir n’en vient émousser l’attrait. Ferme dans mes principes parce que je m’en suis formé de sûrs dès mes plus jeunes ans, j’agis toujours conséquemment à eux. Ils m’ont fait connaître le vide et le néant de la vertu; je la hais, et l’on ne me verra jamais revenir à elle. Ils m’ont convaincu que le vice était seul fait pour faire éprouver à l’homme cette vibration morale et physique, source des plus délicieuses voluptés; je m’y livre. Je me suis mis de bonne heure au-dessus des chimères de la religion, parfaitement convaincu que l’existence du créateur est une absurdité révoltante que les enfants ne croient même plus. »
On comprendra, et nul besoin de nous faire un dessin que ce personnage emblématique de la littérature sadienne oppose sa propre volonté à celle du créateur à travers ses frasques. Il s’agit, d’abord et avant tout, de défier les interdits premiers qui contribuèrent à bâtir les fondations de notre humaine société. Cela bien avant l’apparition du christianisme. Le défi premier de l’orgiaste consiste à posséder, pour finalement l’avilir, l’innocence de ses victimes consentantes ou non. La posséder, l’avilir et la détourner de sa trajectoire naturelle, serait-on tentés d’ajouter. Parce que l’âme humaine, par-delà toutes dogmatiques et croyances, aspire naturellement à la sainteté. À la sanctification.
Voilà pourquoi l’étude attentive de l’abjection demeure nécessaire pour tous les « chercheurs de vérité », prospecteurs d’amour sacral.
Le duc de Blangis, par le truchement de la plume du « divin marquis », nous prévient :
« Je ne balance jamais dans mes choix, et comme je suis toujours certain de trouver le plaisir dans celui que je fais, jamais le repentir n’en vient émousser l’attrait. Ferme dans mes principes parce que je m’en suis formé de sûrs dès mes plus jeunes ans, j’agis toujours conséquemment à eux ». C’est ce qui explique pourquoi les esclaves des couples sado-maso révèrent avec extase leurs maîtres « durs et impassibles ». Car, pour pouvoir s’abandonner complètement, rien ne vaut la poigne d’un maître impassible dans la conduite de ses « basses œuvres ». Ce phénomène tient aussi pour ce qui est de comprendre l’extraordinaire soumission des dévots qui sont membres de certaines obédiences obscures … rien de plus naturel que de s’abandonner « comme une cire molle » entre les mains d’un directeur de conscience sans scrupules. Les principaux intéressés savent pertinemment de quoi on parle.
Et, tant qu’à s’abandonner aux délices de l’abjection, pourquoi ne pas en profiter pour citer la prose d’un autre maître en la matière. Michel Houellebecq, sous prétexte d’ausculter l’impasse contemporaine, met la table afin de préparer ses lecteurs à accepter l’impensable qui se profile à l’horizon d’une société intégralement matérialiste. Ainsi, dans les Particules élémentaires, autre traité d’abjection, le romancier se délecte d’une scène d’avortement qui donne la chair de poule par sa description clinique : « Annabelle connut donc son troisième avortement – le fœtus n’avait que deux semaines, il suffisait d’une aspiration rapide. L’appareillage avait beaucoup progressé depuis sa dernière intervention et tout fut terminé, à sa grande surprise, en moins de dix minutes ». Les lecteurs assidus de Houellebecq savent que ses romans mettent souvent en scène des femmes avides de succès, insatiables et intraitables au niveau de leurs moindres caprices et qui utilisent leur corps comme une monnaie d’échange. Autres temps, autres mœurs ? Bien sûr que non. Si les rôles ont changé, l’homme devant se soumettre à la femme, le modus operandi demeure le même depuis la nuit des temps. Manifestement un disciple du « divin Marquis », Houellebecq se délecte des ambiances glauques et rances, un peu à la manière de certaines pièces musicales du groupe britannique Portishead, une formation faisant dans le Trip hop le plus nihiliste qui soit.
Tiens, un de nos dictionnaires nous avise que « trip up » signifie tomber, trébucher ou glisser … comme sous l’action d’une force aspirante. Nous invitons nos lecteurs à prendre le temps d’écouter quelques pièces de Portishead afin de se mettre dans l’ambiance saumâtre des romans de Houellebecq. Il est question, ici, de profiter d’une mise-en-bouche, préalable obligé à notre récit initiatique. Parce que l’abjection n’est pas faite pour les profanes : on parle d’un art consommé au service des abysses.
Houellebecq aime à mettre en scène des histoires de couple qui ne riment à rien. Ainsi, dans les Particules élémentaires, il prend un malin plaisir à disséquer des relations de couple qui sont, sans doute, emblématiques de notre époque : « Et pour Janine, qui s’était fait rebaptiser Jane, il y avait eu un avant et un après le père de Michel. Avant de le rencontrer elle n’était au fond qu’une bourgeoise libertine et friquée; après la rencontre elle devait devenir quelque chose [l’humain n’est qu’une chose malléable entre les mains de Houellebecq] d’autre, de nettement plus catastrophique. Le mot de « rencontre » n’est d’ailleurs qu’une manière de parler; car de rencontre, il n’y en avait réellement pas eu. Ils s’étaient croisés, ils avaient procréé, et c’est tout ».
Observateur avisé de la condition humaine, Houellebecq se drape du « manteau d’invisibilité » pour se poser en observateur impartial des mœurs du nouveau millénaire. Et, pourtant, une lecture attentive de ses romans nous permet de comprendre qu’il profite de sa faconde littéraire pour rouler dans la boue une espèce humaine qu’il déteste profondément.
Savourons sa description de la mère du principal protagoniste de son best-seller Soumission, alors qu’il s’épanche sur les déboires conjugaux de son paternel : « Mon père, lui, avait eu … ma mère, cette putain névrosée ». Si on peut facilement comprendre l’emportement du romancier envers certains comportements, force nous est de relever sa propension à avilir la condition féminine. Surtout lorsque cette condition concerne le rôle de l’amoureuse, de l’épouse ou de la mère. Comme tous les apologètes de l’abjection, Houellebecq voue une haine sans borne à la maternité, exactement comme le Marquis de Sade. C’est là où le bât blesse et c’est par ce travers que l’on devine la silhouette du faux démiurge qui se profile derrière les précautions littéraires d’usage. À l’instar du « divin Marquis » et de tant d’autres grands prêtres de l’abjection – à l’instar du grandiose Dostoïevski – notre auteur travaille au corps les affects de ses contemporains afin d’y distiller un profond désespoir.
Soumission n’est pas un roman prophétique destiné à nous mettre en garde contre la progression de l’Islam radical ou la dégénérescence de notre civilisation : il s’agit d’un traité magistral de nihilisme. C’est par sa profanation intégrale de la Vierge noire de Rocamadour qu’il nous livre la substantifique moelle de son entreprise : son personnage principal, prostré face à l’immense statue de la Vierge et de l’enfant, nous livre un vibrant témoignage. « La Vierge était assise très droite ; son visage aux yeux clos, si lointain qu’il en paraissait extraterrestre, était couronné d’un diadème. L’enfant Jésus – qui n’avait à vrai dire nullement des traits d’enfants, mais plutôt d’adulte, et même de vieux – était assis, lui aussi très droit, sur ses genoux; il avait, lui aussi, les yeux clos, et son visage aigu, sage et puissant était également surmonté d’une couronne. Il n’y avait nulle tendresse, nul abandon maternel dans leurs attitudes. Ce n’était pas l’enfant Jésus qui était représenté; c’était, déjà, le roi du monde ». Par un ingénieux retournement symbolique, Houellebecq met en scène le prince de tous les univers connus et inconnus : Lucifer.
Il n’est pas surprenant que le célèbre roman érotique Histoire d’O finisse par représenter une véritable rose des vents au cœur de Soumission. Houellebecq fait dire à son principal protagoniste qu’ « Il n’empêche que le livre [Histoire d’O] était traversé d’une passion, d’un souffle qui emportait tout ». Ce à quoi répond un interlocuteur : « C’est la soumission » dit doucement Rediger. « L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue ». Voilà la pierre d’angle de toute cette entreprise délétère. Précisons pour les incrédules que la soumission n’a rien à voir avec l’humilité et que ce « sommet du bonheur humain » auquel fait référence Soumission n’a rien à voir avec la félicité. La soumission qui nous est proposée ne représente, dans les faits, qu’un chemin de Damas en direction de l’avilissement final. Mais revenons au « divin Marquis ».
Les 120 journées de Sodome est édifiant, en autant que l’on se contente de le consulter par bribes, histoire de ne point trop abîmer notre santé mentale. Puisqu’il faut admettre que le « divin Marquis » était bien plus qu’un suppôt de Satan. Ce chef-d’œuvre luciférien nous instruit profondément à propos de l’art consommé de la profanation, véritable liturgie de l’abjection poussée dans ses contreforts les plus inimaginables. Ainsi, l’imagination du Marquis de Sade surpasse les fantasmes les plus pervers des violeurs d’enfants qui sévissent régulièrement aux quatre coins de l’occident.
Mais, de quoi est-il question dans toute cette histoire ?
Quatre nobles dépravés s’empressent de dépenser une fortune colossale afin de mander une armée de maquerelles et de démarcheurs pour qu’ils ravissent seize jeunes gens des deux sexes, à peine pubères, ayant bénéficié de la meilleure éducation et pratiquement tous issus de la noblesse. Amateur de numérologie, comme tout bon occultiste qui se respecte, le marquis de Sade met aussi en scène quatre abominables servantes, vieilles, flétries et marquées par une vie de misérable débauche. Il nous prévient qu’ « indépendamment du service de la maison au séjour que l’on se proposait, ces quatre femmes devaient encore prendre part à toutes les assemblées pour tous les différents soins et services de lubricité que l’on pourrait exiger d’elles ». D’autres « filles » et gitons plus jeunes et plus forts assisteront ce triste équipage durant les abominables festivités de ces 120 journées de Sodome dont nous vous épargnerons les détails.
Pier Paolo Pasolini s’est inspiré de ce récit pour tourner son dernier opus en 1975. Et, malgré l’horreur graphique des effets cinématographiques, Salò demeure une œuvre d’une grande retenue à côté des prouesses littéraires contenues dans le roman de l’infernal marquis. Parce qu’il faut bien avouer, pour ceux qui ne sont toujours pas dans le secret des dieux, que les 120 journées de Sodome ont été écrites afin de mettre en scène l’orgie la plus abjecte jamais imaginée. Mêlant les descriptions de méfaits les plus incroyables à des portraits à peine soutenables, le Marquis de Sade brode un roman qui semble destiné à nous faire désespérer du genre humain. Pour preuve, le portrait de pied en cap d’un des quatre dépravés en chef : « Le président de Curval était le doyen de la société. Âgé de près de soixante ans, et singulièrement usé par la débauche, il n’offrait presque plus qu’un squelette. Il était grand, sec, mince, des yeux creux et éteints, une bouche livide et malsaine, le menton élevé, le nez long. Couvert de poils comme un satyre, un dos plat, des fesses molles et tombantes qui ressemblaient plutôt à deux sales torchons flottant sur le haut de ses cuisses; la peau en était tellement flétrie à force de coups de fouet qu’on la tortillait autour des doigts sans qu’il le sentît ». Bien évidemment, mes lecteurs aguerris auront compris que certains orgiastes aiment, à l’occasion, servir eux aussi de chair à canon.
Mais, hormis les sensations fortes destinées à faire saliver les incontinents blasés, le roman du Marquis de Sade a été ouvragé comme un véritable traité portant sur l’orgie comme liturgie de la profanation et de l’avilissement. Et, bien évidemment, c’est la beauté, la bonté, la candeur, la droiture, l’espérance juvénile qu’il convient de détruire symboliquement par le truchement d’un récit qui prend en otage nos appétences, pour reprendre l’heureuse expression de Saint-Augustin. Autrement dit, le Marquis de Sade accomplit l’exploit de nous faire prendre conscience que la satisfaction sans bornes de nos désirs mène invariablement à la plus complète tyrannie.
Les moralistes ternes et ennuyeux ont, de tout temps, insisté sur cette « tyrannie des sens » qui risque de prendre en otage tout bon dévot qui se risquerait à s’accorder quelques plaisirs que ce soit. Ainsi, si les plaisirs de la table ou de la contemplation de certaines œuvres sont tolérés, ils ne sont permis qu’à condition d’être très sévèrement bridés afin de ne pas induire un effet de nonchalance. Pour ce qui est des plaisirs sexuels, il conviendra, toujours de l’avis des moralistes attitrés, de les traiter comme s’il s’agissait d’ « effets secondaires » liés à l’acte procréatif, sorte de gratifications fugaces qu’il conviendra d’étouffer comme autant de dangereux tisons. Les péchés véniels sont donc à proscrire si l’on veut se garder de sombrer dans des abîmes hautement plus répréhensibles. Autrement dit, les bourgeois dépravés qui s’adonnent à la luxure à outrance ou à l’avarice se trouvent-ils à compromettre leur salut, bien que le fruit de leur « honnête » labeur ait été la conséquence d’efforts méritoires. Bien évidemment, les moralistes n’ont rien compris à la mécanique du péché.
Le « divin Marquis » nous aide à retrouver le « droit chemin » en direction d’une authentique perdition, à mille lieues des fadaises enseignées par les moralistes à tous crins. Les orgiastes et leurs fidèles zélateurs savent qu’ils sont perdus, condamnés d’avance. Ainsi, conscients de leur état, ils emploient le plus clair de leur existence à faire souffrir et avilir autrui. L’idée étant, bien au-delà de la lubricité, d’entraîner un maximum de leurs concitoyens vers l’abîme du désespoir le plus complet. C’est ce qui explique pourquoi l’industrie pornographique n’a pas été inventée afin de simplement pourvoir à des « besoins primaires » de fric ou de stupre. Bien sûr que non. Outre que l’industrie pornographique, à travers toutes ses manifestations, serve à endiguer l’ « amour physique », sa principale fonction consiste à détruire toute forme d’espoir amoureux. L’homme ou la femme captivés par les mécanismes mis en jeu par ce médium prend conscience de sa dépendance à travers un processus d’accoutumance qui s’apparente à celui qui frappe les toxicomanes.
Et, in fine, par-delà la recherche d’une autosatisfaction libidinale, les victimes consentantes de la pornographie prennent un INFINI PLAISIR à savourer la certitude que toute forme d’amour leur sera, désormais, interdite. C’est le même principe qui agit sur les affects et la conscience handicapée des tortionnaires, des joueurs invétérés ou des escrocs de haut vol. Le plaisir, au sens sadien, n’est pas le produit d’une satisfaction égoïste et malsaine. Bien plus, il prend son envol, pour atteindre des hauteurs qui se confondent avec les abîmes, à partir d’un étrange sentiment : la certitude d’être perdu et la nostalgie d’un paradis qu’il convient de profaner par tous les moyens.
C’est cela le sens de la profanation : un labeur de longue haleine qui consiste à éradiquer toute forme de beauté de la face de la terre. Et, les disciples de cet art raffiné ont fini par investir pratiquement tous les marchés de la « représentation » qui s’imposent à l’imaginaire des consommateurs de la « Société du spectacle ». La beauté n’est plus tolérée de nos jours, seuls la violence débridée, l’abjection sordide et le rire gras ont droit de cité sur les plateaux de télévision, et ailleurs. La profanation, si elle s’attaque souvent aux monuments religieux, vise à avilir la vie quotidienne dans son plus simple appareil. Aucune sphère de l’imagination humaine ne doit être laissée pour compte. Il faut meubler le temps libre des bipèdes avec des artefacts et symboles qui serviront à littéralement pourrir leur imaginaire. Nous l’avions déjà écrit : « la conscience est violée en permanence, matin et soir ».
Et, en écrivain accompli qu’il est, Houellebeq nous aide à compléter notre exposé. Toujours dans les pages de Soumission, l’auteur nihiliste se livre à travers les pensées de son principal protagoniste : « En vieillissant, je me rapprochais moi-même de Nietzsche, comme c’est sans doute inévitable quand on a des problèmes de plomberie [la sexualité, vue à travers le prisme de l’abjection, demeure pratiquement LE thème central de toute son oeuvre]. Et je me sentais davantage intéressé par Élohim, le sublime ordonnateur des constellations, que par son insipide rejeton. Jésus avait trop aimé les hommes, voilà le problème; se laisser crucifier pour eux témoignait au minimum d’une faute de goût, comme l’aurait dit la vieille pétasse [Nietzsche]. »
Bien évidemment, si Jésus nous a trop aimés, c’est sans doute parce que nous étions condamnés, perdus d’avance. C’est cela l’antienne de ceux qui tiennent le crachoir dans les milieux d’une culture contemporaine qui sert une propagande qui ne dit pas son NOM. Justement, c’est le culte de ce qui est « juste et bon » qui nous préserve de toute cette abjection, dans un contexte où c’est « la beauté du monde » qui demeure l’antidote à tout ce programme d’avilissement. Encore faut-il en prendre conscience lors de notre passage ici-bas.
Source : https://patricehansperrier.wordpress.com/2019/12/10/de-labjection-a-la-saintete/