Scott Ritter, nouveau et intéressant (bien informé) collaborateur de RT.com, a donné hier 29 février 2020 un article qui doit retenir notre attention sur la question (la doctrine) de « l’usage en premier du nucléaire ». C’est une question essentielle que cette doctrine puisqu’elle détermine de fond en comble toute la stratégie nucléaire des deux principales puissances nucléaires (USA et Russie), puisque c’est à elles deux essentiellement sinon exclusivement qu’est posée la question de l’emploi de cette doctrine, – dont on jugeait en général, depuis la Guerre froide qu’elle était implicitement ou explicitement rejetée par ces deux principales puissances. Mais l’attaque 9/11 a tout changé et posé fermement et de façon visible, dans une ambiguïté jusqu’alors latente, la question de l’emploi du nucléaire en premier.
Très récemment, plusieurs faits principalement ont alarmé la Russie par rapport à l’évolution ou à la planification du Pentagone.
* Le premier est un exercice de planification d’un affrontement nucléaire (un « jeu de guerre »), auquel assistait le secrétaire à la défense US Esper, dans lequel « l’ennemi » n’était pas désigné comme c’est la coutume par un choix de couleur ou un nom inventé, mais le mot bien connu de « Russie ». Symboliquement, il s’agit d’un signal extrêmement agressif, qui a alerté fortement les Russes.
* En même temps, on sait que les USA mettent au point et déploient des armes nucléaires de tactiques de très faible puissance, ce type d’arme qu’on peut envisager d’employer, selon certains, sans déclencher une escalade nucléaire vers le stratégique d’anéantissement réciproque. (Les Russes sont évidemment en complet désaccord.)
* Enfin, les Russes sont très inquiets à propos de l’exercice OTAN Defender 2020 qui est en train d’être préparé et exécuté dans des zones de l’OTAN proches de la frontière russe, et dont le scénario indique clairement qu’il s’agit d’un exercice qui prend comme modèle une guerre contre la Russie, et qui est alors perçu comme une provocation par la Russie.
Ce qui alarme particulièrement Ritter dans cet article , c’est une très récente audition au Sénat où le SACEUR (commandant en chef suprême des forces alliées [OTAN] en Europe), le général US Wolters, a affirmé être un « partisan enthousiaste » d’une « politique d’utilisation flexible du nucléaire en premier ». Cette déclaration s’est faite dans un cadre solennel, où il ne peut être question de « off-the-record », de parole malheureuse ou maladroite ni rien de la sorte. On peut voir, à la lecture du passage qui décrit l’occasion, combien Wolters pèse ses mots et dit ce qu’il a complètement l’intention de dire, – sans qu’aucune correction, ni mise au point n’est venue, depuis, en atténuer toute la force de signification d’une volonté US d’utiliser le nucléaire en premier si les conditions sont « favorables ».
« C’est l’un des dialogues les plus remarquables et les moins rapportés de l’histoire récente des auditions au Sénat. Au début de cette semaine, lors du témoignage devant la commission sénatoriale des services armés du général Tod Wolters, commandant des forces US en Europe [EUROCOM] et, simultanément commandant suprême des forces alliées en Europe [SACEUR], également chef militaire de toutes les forces armées de l’OTAN, le général Wolters a eu un échange court mais instructif avec la sénatrice Deb Fischer, républicaine de l’État du Nebraska.
Après quelques questions et réponses initiales portant sur l’alignement de la stratégie militaire de l’OTAN sur la stratégie de défense nationale des États-Unis de 2018, qui opérationnalise la riposte à ce que Wolters appelle « l’influence malveillante de la Russie » sur la sécurité européenne, le sénateur Fischer s’est enquis de la reconnaissance croissante de la part de l’OTAN du rôle important de la dissuasion nucléaire américaine dans le maintien de la paix. « Nous comprenons tous que notre force de dissuasion, la ‘Triade’ [les trois composants opérationnels des forces stratégiques nucléaires US], est le fondement de la sécurité de ce pays », a noté M. Fischer. « Pouvez-vous nous parler de ce que vous disent… nos partenaires de l’OTAN au sujet de cette dissuasion ? »
Wolters a répondu en liant la dissuasion fournie à l’Europe par la ‘Triade’ nucléaire américaine à la paix dont a bénéficié le continent européen au cours des sept dernières décennies. Fischer a demandé si le parapluie nucléaire américain était « vital pour la liberté des membres de l’OTAN » ; Wolters a répondu par l’affirmative. Il est remarquable que Wolters ait établi un lien entre le rôle de la dissuasion nucléaire et les missions de l’OTAN en Irak, en Afghanistan et ailleurs en dehors du continent européen. La mission de l’OTAN, dit-il, est « d’étendre géographiquement la couverture de la dissuasion dans toute la mesure du possible pour parvenir à une paix plus assurée ».
Puis vint la pièce de résistance de l’audience. « Quel est votre point de vue, Monsieur », a demandé la sénatrice Fischer, « sur l’adoption d’une politique dite de non-utilisation du nucléaire en premier. Pensez-vous que cela renforcerait la dissuasion ? »
La réponse du général Wolters est allée droit au but. « Sénatrice, je suis un partisan enthousiaste de la politique d’utilisation flexible du nucléaire en premier ».
Ritter décrit dans son texte les préoccupations et les réactions des Russes, y compris lors d’une rencontre entre Wolters et le général russe Gerasimov, chef d’état-major général. Il est évident que le Pentagone est démangé, surtout depuis 9/11, un peu comme au temps du général LeMay, par la perspective exaltante d’une attaque nucléaire stratégique en premier, – une « first strike », – de la Russie (URSS dans le temps), à laquelle il (le Pentagone) ajoute désormais la folie de l’autre côté du spectre, qui est l’utilisation, toujours « en premier » éventuellement, du nucléaire tactique sur le champ de bataille, en toute impunité, c’est-à-dire sans risque disent les planificateurs du Pentagone, de monter à l’extrême de l’échange stratégique de l’anéantissement réciproque. Les Russes ne partagent pas cette humeur joyeuse d’un Pentagone qui se demande constamment à quoi il sert s’il ne peut pas réaliser sa fiesta nucléaire et d’entropisation générale ; pour eux, pour les Russes, tout ce qui est nucléaire, même « mini », conduit, via l’escalade, à l’anéantissement réciproque…
Dans son texte, Ritter fait appel avec une extrême justesse, pour la référence permettant de situer la gravité de la situation, non pas à la crise de Cuba de 1962 où les deux parties avaient une attitude de contrôle de soi dans leur conscience du danger/de la folie nucléaire, mais à l’épisode de l’exercice Able Archer de 1983. Cet épisode se situe dans la période 1981-1985, extrêmement sombre, marquée par des pics de tension extrême, dans la plus complète incertitude et l’angoisse d’un conflit nucléaire, – période brusquement interrompue par la désignation de Gorbatchev à la tête du PC de l’URSS le 9 mars 1985, aussitôt suivie d’effets (dès mai-juin 1985 et le départ du ministre des affaires étrangères de la Guerre froide Gromyko, remplacé par Chevardnadze).
Le sommet de cette période pleine d’angoisse et d’incertitude se situe entre septembre 1983 (destruction le 1erseptembre du Boeing 747 de la Korean Airlines par la chasse soviétique) et novembre 1983 (déploiement des premiers euromissiles US en Europe, des Pershing II et des Glicom). C’est justement en novembre 1983 qu’eut lieu Able Archer qui comprenait un exercice de simulation de guerre nucléaire organisé par l’OTAN et auquel devait participer les chefs d’État et de gouvernement concernés.
Les circonstances sont extrêmement complexes et ambiguës, même pour les divers services de renseignement, avec notamment l’intervention d’un transfuge du KGB (Oleg Gordievski) dont le message central était : « Attention, ne faites rien qui puisse être pris pour une provocation ou la préparation d’une vraie attaque, la direction soviétique, complètement gérontocratique, faite de vieillards terrorisés, pourrait ordonner une riposte nucléaire contre ce qu’elle croirait être une attaque ». Thatcher et Reagan furent très attentifs à cet avertissement, malgré le scepticisme de certaines factions du renseignement. À l’époque courut le bruit que Reagan avait ordonné l’abandon de certaines phases de simulation d’une guerre nucléaire pour ne pas affoler les vieillards du Kremlin[1].
L’analogie est valable aujourd’hui pour les positions et la perception des intentions. Les Soviétiques hier, comme les Russes aujourd’hui, craignaient et craignent une attaque nucléaire US de « première frappe » sinon l’emploi inconsidéré du nucléaire. La différence complète est dans les attitudes psychologiques des uns et des autres : en 1983, l’absence de contrôle de soi était sans aucun doute du côté de l’URSS, et les USA ne cherchaient pas à avoir une attitude provocatrice, même si leur politique était offensive ; aujourd’hui, ce sont les Russes qui montrent de loin le plus grand contrôle d’eux-mêmes, tandis que la désorganisation, le fantasme belliciste et l’irresponsabilité, le simulacre sont tous et massivement du côté d’un équilibre psychologique US totalement brisé et d’un pouvoir US complètement fractionné. Plus encore : la pathologie de 2020 est beaucoup plus grave que celle de 1983, en plus du grand âge de la direction soviétique : les militaires US et leurs divers soutiens ne cessent de rêver d’une guerre nucléaire pour écraser la Russie, tandis que les vieillards du Kremlin de 1983 étaient terrorisés par l’appréhension d’une attaque nucléaire US qui n’était certainement pas envisagée.
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[1] Nous disposons d’une très abondante documentation sur cet épisode, avec la publication d’un long historique de la CIA sur cette crise. La Fédération des Scientifiques Américains, qui publia ce document déclassifié en 1998, exprima ce commentaire extrêmement sévère pour la CIA :
« La monographie de Fischer inverse publiquement la position officielle de la CIA selon laquelle les « préoccupations » de Moscou n’étaient que de la désinformation. C’est un aveu extraordinaire, à un moment où la CIA tente encore d’expliquer pourquoi elle n’a pas reconnu la mort imminente de son ennemi soviétique. Elle reconnaît maintenant qu’elle n’a pas réalisé que l’Union soviétique se préparait à une guerre nucléaire totale pendant la majeure partie de 1983-1984. On peut difficilement imaginer deux « oublis » plus flagrants. Quelle autre institution pourrait survivre à un échec aussi profond de sa mission ?»
On trouve le texte complet de cette monographie déclassifiée par la CIA sous le titre “Soviet War Scare” les 19 septembre 2003 et 20 septembre 2003.
source : https://www.dedefensa.org/article/2020-bien-pire-que1983